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Membre du conseil scientifique et du conseil d’administration de l’Institut Nutrition, Mehdi Dutheil est à l’initiative des Repas Part’âges, ateliers de cuisine conviviale, gourmande et équilibrée. À la suite d’une carrière dans une entreprise pionnière dans le développement durable et de la gestion d’un projet chez Nutriset, Mehdi crée en 2019 les Repas Part’âges. Retour sur cette initiative et tous les enseignements qui émergent, nous invitant à porter un regard nouveau sur les comportements alimentaires des personnes âgées.
Pouvez-vous présenter rapidement l’association Repas Part’âges que vous avez créé en 2019 ? Quelle était votre intuition de départ ?
Mon constat, mes lectures d’études et de rapports sont sans appel. Nos aînés sont dénutris, en voie de dénutrition ou à risque de dénutrition parce qu’ils ont perdu l’appétit. La perte d’appétit est due à la solitude et à une dégradation du plaisir alimentaire. Pour combattre cette dénutrition (premier pas dans la spirale de la dénutrition qui mène à l’état grabataire), il fallait prendre à contre-pied ces deux principaux facteurs : rompre la solitude et leur permettre de renouer avec le plaisir alimentaire ! Les ateliers Repas Part’âges ne sont pas des « cours de cuisine » mais des évènements que nous organisons en établissements médicalisés, en gîtes ou dans nos locaux. Nous y rassemblons des seniors qui habitent en institutions (EHPAD, résidence autonomie, centre de convalescence…).
Préalablement, ils élaborent collectivement un menu qui doit être gourmand et équilibré, suggèrent une décoration de table, etc. Le jour venu, nous prenons un temps pour que les participants fassent connaissance les uns avec les autres. Ensuite, chacun occupe un poste qui l’intéresse : Arlette épluche, Michel coupe, Françoise fait la vaisselle... Lorsque le repas est prêt, ils mettent la table, plient soigneusement les serviettes, établissent une « playlist » musicale, un plan de table… En soit, nous recréons les conditions d’un repas convivial et familial comme ils n’en vivent plus ! Ou trop peu souvent. En cours ou en fin de repas, nous sensibilisons les participants aux clés du bien-vieillir et les incitons à parler et/ou partager un talent, un savoir-faire particulier, une expérience de vie qui les caractérise.
Tout cela permet de stimuler les fonctions cognitives, langagières et sociales. Nos ateliers leur permettent de renouer avec les sentiments d’utilité, d’appartenance et de contribution.
2 mots pour décrire le comportement alimentaire des personnes âgées tel que vous le percevez ?
C’est une alimentation en « mode dégradé ». Tout comme les étudiants seuls dans leurs « piaules », ou les VRP qui arpentent les cafeterias quand ils ne sont plus avec leurs clients, la solitude face à l’assiette laisse perplexe et impulse l’idée d’expédier le repas en apportant à l’estomac le minimum vital. L’amour et l’estime de soi s’est estompé ou a même disparu.
Pour les seniors, les conséquences à toutes échéances (court, moyen ou long terme) sont terribles car le métabolisme et la sarcopénie déséquilibrent rapidement la santé mentale et physique. N’accorder que peu de moyens financiers, matériels et sociaux pour s’alimenter est selon moi le résultat d’un échec collectif et sociétal. Si Nous ne parvenons pas à stimuler l’appétit de nos Aînés, c’est peut-être parce que dans Notre regard, ils ne sont déjà plus de ce monde…
Qu’est-ce qui vous marque le plus au cours des repas que vous organisez ? Qu’est-ce que ça nous apprend sur le comportement alimentaire des personnes âgées ?
Je vois très régulièrement des participants manger complètement le repas. De l’entrée au dessert. Aussi, ils redemandent souvent à être resservis ! Ce n’est pas tant qu’ils deviennent de grands chefs dignes des étoiles Michelin le temps d’une soirée. Nous devons plutôt cette réaction/conséquence au délicieux goût imperceptible par nos papilles : le goût du « faire ensemble », de la fierté et de la convivialité. J’ai toujours été surpris des résultats très positifs et indirects que ces moments provoquent : des mamies re-deviennent coquettes, d’autres se lient d’amitiés. Des couples se forment. D’autres finissent même par partir ensemble en vacances. Là, je ne parle plus d’appétit à table, mais d’appétit pour la vie !
Quel est l’ingrédient (qui ne se mange pas forcément…) présent dans vos repas partages que vous souhaiteriez retrouver dans toutes les salles à manger d’EHPAD ?
L’inclusion. C’est la règle de la vie en communauté ! Cela me paraît être une évidence mais tellement invisible dans la plupart des établissements. Je ne parle pas de l’inclusion de surface. « Ce midi, vous voulez manger des endives au jambon ou des tomates farcies ? » C’est une question inclusive, certes, mais une question à moitié fermée. J’aime l’idée de faire place nette à l’imagination, aux envies, aux humeurs, à la découverte des cuisines du monde et des autres qui sont assis à table avec nous.
Laisser de la place aux envies, aux humeurs, c’est formidable, mais concrètement : quel conseil donneriez-vous à un directeur ou un responsable de restauration en EHPAD pour développer l’inclusion et stimuler le gout de vivre et manger de ses résidents ?
Je ne pense pas être bien placé pour avoir et donner un avis aux femmes et hommes qui travaillent ardemment auprès de nos Aînés. Mais je rêve de voir un jour des résidents travailler en « 3x8 », comme dans l’industrie. C’est à dire des équipes de résidents qui à tour de rôle (en rotations chaque semaine) qui vont élaborer les menus de la semaine suivante. Ce serait l’occasion de les sensibiliser à l’équilibre alimentaire, à la tenue d’un budget « denrées alimentaires ». Inventaire du matériel disponible. Logistique. Une autre équipe serait chargée de « designer » les tables avec des tutos de pliages de serviettes, des nappes de toutes les couleurs et tous motifs. Une troisième équipe sera chargée d’aller à la rencontre de tous les convives pour établir une liste de musique musicalement incohérente mais socialement cohérente. On arrêterait de les bassiner avec Édith Piaf et Charles Aznavour à longueur de journée. Quand on leur demande (vraiment) leurs goûts musicaux, on passe d’AC/DC à Vianney, c’est sûr. Mais « p*tain, c’est vivant ! ». Pour peu que l’on utilise un outil numérique et une application d’écoute de musique en streaming, on peut même en profiter pour faire une sensibilisation numérique. Ne demandez pas à une animatrice de prendre des photos. Elle n’est pas photographe ! Les résidents non plus ! Mais puisque personne n’est photographe, mettez un Polaroid entre les mains de Huguette et chacun repartira avec une photo dans sa chambre en fin de soirée. C’est aussi la garantie de ne pas être embêté par l’imprimante numérique qui n’a jamais assez d’encre ou dont le papier n’est pas adapté pour les photos.
Pour résumer mon conseil : soyez paresseux ! Moins vous en faites, plus ils vont en faire ! L’animation, en général et en particulier autour du repas, c’est selon moi plutôt un travail de coordination et d’inclusion pour tous les participants. Dites leurs que vous avez besoin d’eux. Pour tout. Pour rien. Même si vous n’avez pas vraiment besoin d’eux. « Michel, j’ai Monique qui pense que pour la paella de jeudi, il faudrait une nappe rouge avec des serviettes jaunes. Tu en penses quoi, toi ? Et les serviettes, on leur donnerait quelle forme ? ». Quoiqu’il en soit, partez du principe qu’ils savent mieux faire que vous. S’ils prétendent le contraire, soit ils mentent, soit ils sont timides. C’est là que le réel travail d’animation commence.
Un grand merci à Mehdi Dutheil
Crédit photo : https://www.facebook.com/pg/repas.partages/photos/